lundi 20 août 2012

Le loup et les sept chevreaux

Attention les enfants, l'histoire qui suit a pour objet de vous faire flipper. Ça parle du loup.

Tout commence dans la paisible maisonnée de maman biquette et de ses sept petits chevreaux. Maman biquette doit sortir, elle a rendez-vous avec le banquier pour renégocier son prêt à taux variable.

"le loup rôde dans la forêt..."
Maman biquette sermonne ses petits chevreaux :

"Les enfants, chevrote-t-elle de sa douce voix tant aimée, on m'a raconté que le loup rôde dans la forêt. Ce bandit fasciste sait jouer la comédie, mais il a une voix rauque et des pattes noires, c'est ainsi que vous le reconnaîtrez. Vous resterez donc gentiment barricadés dans la demeure familiale et n'ouvrirez à personne qui ne montrera patte blanche
- T'inquiète, maman chérie, on sait reconnaître un loup, quand même. Tu peux t'en aller sans crainte.

La biquette monte dans sa Logan 8 places et s'en va défendre les économies familales. Les sept petits attendent un délai raisonnable avant de crier "OUAIIIS !" et de sortir binouzes et joints de bon aloi. La fête bat son plein quand on entend de grands coups à la porte.

"Euh, n's'pas, ouvrez la porte, je vous prie..."


"C'est un point de détail..."
- Eh, mais t'es pas maman biquette, toi, t'as plutôt une grosse voix de loup !
- C'est un point de détail, ça ! Laissez-moi entrer, bande de chenapans, ou je m'en souviendrai. Vous m'entendez !? Je m'en souviendrai !!!
- Va-t-en, tu n'es pas notre maman, tu es le loup ! chantent en choeur les biquets.

Le loup s'en va piteux dans la forêt, quand il trouve une ruche sauvage qui lui donne une idée. Il réussit à convaincre les ouvrières de lui donner leur bon miel en les assurant de son soutien contre l'invasion des guêpes étrangères, et avale le précieux mets sucré pour s'éclaircir la voix.

Les petits biquets sont passés à la vodka et écoutent les Ramones à fond la caisse quand on frappe de nouveau à l'huis.

"Coucou, c'est moi maman, ouvrez-moi mes gentils petits !


- Ah oui, t'as une voix de maman, toi, on va t'ouvrir, répondent 6 chevreaux fins pétés.
"Ah oui, t'as une voix de maman, toi !"
- Attendez une minute ! s'exclame une voix derrière eux.

Le septième petit chevreau, qui avait eu la présence d'esprit de boire un verre d'eau entre chaque verre d'alcool, a conservé suffisamment de lucidité pour se souvenir des conseils de la biquette.

"Fais-nous voir ta patte par dessous la porte, si ça ne t'ennuie pas trop.

Le loup passe la patte sous la porte. Tous bourrés qu'ils sont, les chevreaux savent distinguer la belle papatte blanche de leur maman de la pogne noire et griffue qu'ils ont sous les yeux.

- Pas question ! Va-t'en vilaine fasciste, c'est pas un bal viennois, ici !

Le loup rumine son nouvel échec quand il passe devant une épicerie bio-équitable qui lui donne une idée. Il se procure prestement un paquet de farine et s'en enduit les mimines.

Les chevreaux sont en train de racler les fonds de placard à la recherche d'un fond de verveine oubliée quand retentit encore le toc, toc, toc à l'entrée.

- Qui c'est ? font les chevreaux.
- C'est votre maman, répond la douce voix de l'autre côté.
"J'ai la patte gauche toute blanche..."
- Fais-nous voir ta patte !
- Voilà ! Voyez, j'ai la patte gauche toute blanche et je porte un t-shirt "non à cette constitution" collection printemps-été 2005.

 - Ouais ! Rentre vite maman biquette, font les chevreaux qui se gavent de chewing-gums et aèrent frénétiquement le salon.

Le septième chevreau a comme un doute, mais il est coincé aux toilettes en train de rendre son dernier mojito.




Normalement, dans l'histoire qu'on raconte aux mômes, maman biquette revient à la maison, trouve le loup endormi après avoir boulotté 6 chevreaux, le 7e s'étant réfugié dans l'horloge du salon. Ils ouvrent le bide du loup, en ressortent les chevreaux imprudents et les remplacent par des cailloux avant de recoudre (ça m'étonne pas que les gosses deviennent violents avec des histoires pareilles).

Dans cette version-ci, maman biquette n'est jamais revenue car elle s'est fait bouffer par le banquier qui n'était pas un loup mais un truc pire, genre hyène.

Du coup, difficile de dire ce qui s'est passé précisément dans la chaumière, si les chevreaux ont réussi à se planquer ou pas. Si le loup et la hyène se sont bagarrés ensuite ou s'ils se sont acoquinés.

La seule certitude c'est que les chevreaux ont dû avoir une sacrée gueule de bois.

PS : Aux dernières nouvelles, le loup se serait transformé en petite fée des bois. Information à confirmer.

vendredi 17 août 2012

Les pierres



Elles étaient posées là, en haut de la grande calade, à surveiller la route en contrebas. Elles ne servaient à rien, sinon à marquer le paysage de leur présence. Derrière elles, les vaches paissaient, paisibles.

Personne ne savait d'où elles venaient. Derniers vestiges d'un sanctuaire bâti par une ancienne civilisation oubliée ou laissées là par un géant après une partie de pétanque mémorable, tombées du ciel ou dévalées de la colline...

En vrai, on ne se posait pas trop la question, nous les gamins sur nos BMX. Pour nous elles avaient toujours été là, elles y seraient toujours. Quand on était petit, c'était la limite à ne pas dépasser, les parents disaient : "Vous allez jusqu'aux pierres et vous revenez !"

Un peu plus grands, on avait le droit de les dépasser et de descendre la grande pente en freinant comme des malades, mais après il fallait tout remonter, ça grimpait tellement qu'on était obligés de finir en poussant le vélo. La première fois qu'on montait la calade sans mettre le pied à terre, autant dire qu'on était quasiment devenu un homme. Arrivé aux pierres, on s'arrêtait pour souffler, dans leur ombre accueillante.

On s'y donnait rendez-vous comme point de départ pour nos aventures. On les indiquait au voyageur égaré comme point de repère.

Parfois une vache venait vêler dans le pré, juste derrière les pierres. Le veau tombait dans l'herbe, et tout le troupeau venait en file indienne lui souhaiter la bienvenue : hop, une petite léchouille chacune son tour. Combien de générations de vaches étaient nées derrière les pierres ?


Et puis un jour, elles n'étaient plus là.


On a dit qu'un paysan du coin les avait embarquées sur une remorque et qu'il les avait revendues pour faire on ne sait pas trop quoi. Il paraissait que ça se vendait, les pierres, qu'on les découpait pour construire des trucs.

Ça n'était pas trop grave, peut-être, ce n'était que des gros cailloux. Mais il y avait soudain un vide, au bord de la route, comme une bouche qui aurait perdu deux dents d'un coup. On a continué à dire "les pierres" pendant quelques temps pour désigner ce vide, et puis on a cessé de le désigner.


Dans les années qui ont suivi, des choses bizarres sont arrivées. Un jour, par exemple, on s'est rendu compte que les vaches n'avaient plus de cornes. On s'est frotté les yeux, on a vérifié dans les livres pour enfants que les vaches étaient bien censées avoir des cornes. On a interrogé les paysans, qui ont expliqué que ça se faisait comme ça, maintenant, de couper les cornes aux vaches, pour éviter qu'elles se blessent en se battant. Et puis, ajoutaient-ils rapidement en détournant le regard, c'est pour la stabulation.

La stabulation, c'était l'immense bâtiment industriel construit derrière la ferme, dans lequel on amenait les bêtes pour les gaver de trucs qui n'étaient pas de l'herbe. Il fallait leur faire passer la tête entre des barres métalliques, alors avec  les cornes, ça coinçait.

Derrière les pierres, ou plutôt derrière l'absence de pierres, on a vu apparaître des sacs plastique noirs géants. Dans les prés, on voyait parfois des trucs blancs, que les vaches broutaient sans pichorgner.


Il y avait de plus en plus de machines, la machine qui coupe l'herbe, la machine qui fait des tas avec l'herbe, la machine qui soulève l'herbe pour l'aérer, la machine qui attrape l'herbe pour en faire des bottes, la machine qui emballe les bottes dans le plastique noir. Une fortune, que ça leur avait coûté, toutes ces machines, on s'était drôlement endetté.

Plus tard, on s'est mis à murmurer que ceux qui n'avaient pas acheté les machines, qui se contentaient d'en emprunter une de temps en temps à la CUMA, et qui  avaient laissé les cornes à leur vache, s'en sortaient pas si mal. Mais c'était trop tard pour les autres. Endettés jusqu'au cou, il leur fallait produire au maximum pour rembourser les machines.


On s'est souvenu des pierres, restées là pendant des millénaires avant de disparaître en une nuit de la fin du XXe siècle. On s'est demandé ce qui avait pu pousser un jour un paysan à amputer le paysage qu'il avait hérité de ses ancêtres, pour une poignée de francs.