Je vous accorde qu'à l'origine, on était supposé causer ici de politique, pas de sentiments. Du sérieux, du visionnaire ! Non pas tant pour le seul plaisir de poser ses petites zopinions sur des sujets d'actualité ; c'est plutôt qu'on avait besoin de cogiter, à l'époque. On voulait comprendre, principalement, comment il se pouvait que l'estrèmedroâte, qui était par définition le mal absolu, eût néanmoins raison sur tout. L'inévitable conclusion n'allait pas tarder à s'imposer ; après quoi tout le reste de nos élucubrations ne pouvait guère viser davantage qu'à documenter, avec plus ou moins de verve, le lent et désespérant suicide assisté de la civilisation occidentale.
Il faut avoir la foi chevillée au corps pour croire au débat public. N'en déduisez pas pourtant que je me sois défilé ; j'y suis allé, au charbon, j'ai participé au tohu bohu ambiant... Il fallait faire connaître la vérité au monde, en tendance Twitter si possible ! Dialoguer avec les sourds, hurler avec les loups, commenter les commentaires, faire pousser du bon grain au milieu de l'ivraie...
Peine perdue, évidemment : la vérité a besoin du silence.
Mais les gens n'en veulent pas, du silence. Ils en ont peur, ils le méprisent, ils le haïssent, ils l'évitent à tout prix ; ça leur ferait un drôle de traxire de se retrouver face à eux-mêmes dans l'intimité de leur chambre, comme le leur a pourtant suggéré le Seigneur Jésus Christ - qui est la vérité incarnée. Pas la moindre fraction de seconde de silence, surtout pas. Proposez à leur âme surchargée, par exemple, un morceau de musique qui comporterait ne fût-ce qu'un demi-soupir : ils ne comprennent pas, ils s'affolent, ils veulent être remboursés ! Pas de pause, pas de contemplation : il faut que ça bouge, me disait une corpulente nounou en route pour son cours de zumba, à qui je vantais les mérites du chant grégorien.
Et puis, la vérité, ils s'en tamponnent le coquillard ! Ils font bien semblant, les hypocrites, quand on va pieusement recueillir les zopinions de la foule électorale ; ça joue les moralistes, les coeurs purs, les justiciers... mais dans le fond, tout ce qu'ils veulent c'est rester bien planqués au sein de la meute la plus hurlante, la plus puissante, celle dont les hululements ininterrompus écrasent tellement la concurrence que l'absence de contradiction leur donne l'impression d'être dans le camp du bien.
La vérité n'est pas démocratique.
La politique ne peut pas être vraie.
Reste la vie. Nos pauvres vies d'être humains empêtrés dans leur misère valent pourtant la peine d'être vécues, et donc d'être racontées - à condition d'y mettre les formes !
Nous sommes le poème de Dieu, disait Simone Weil, commentant saint Paul. Nous ne sommes pas, ne pouvons pas être à la hauteur de ce créateur, mais si nous sommes un poème, il faut donc bien que notre histoire rime à quelque chose !
Il faut mettre sa peau sur la table : du vrai, rien que du vrai, s'écorcher soigneusement soi-même, avant d'envisager d'aller faire la peau des autres. Et si le scénario est mauvais, il n'y aura qu'à soigner les décors, les personnages secondaires, le vocabulaire, et trouver l'angle d'attaque qui mettra un peu de rythme - mais mentir, jamais !
*
J'éprouvais une grande amitié pour Emilie, qui nous accueillait ce soir-là dans sa tour du quartier chinois, mais beaucoup moins pour ses amis, qui étaient pour la plupart d'insupportables militants de gauche branchouilles, bourrés d'autosatisfaction et de tics verbaux. Je m'éloignais de plus en plus de ce milieu, déjà, et de toutes façons je n'avais jamais été un gauchiste ; j'étais anarchiste, ce qui est différent.
Nous nous étions connus à Grenoble, à la grande époque de la vie étudiante et militante. Des années folles qui étaient déjà loin derrière nous. Désormais je travaillais à Nanterre dans la lugubre tour de la préfecture, quelque peu retiré de la circulation ; et je pansais de vieilles blessures dans l'attente d'un éventuel petit rayon de soleil.