"Eh les gars, on va où au fait ?" (Clip Mylène Farmer, Désenchantée) |
Y'a pas vraiment de quoi se vanter d'avoir été jeune dans les années 90. Ni révolution, ni parenthèse enchantée, ni summer of love pour se goberger. Juste l'impression d'avoir vécu en direct la mise en place de tout le système qui nous étouffe aujourd'hui. Remarquez, c'est déjà ça.
Les années 90 furent
précoces ; elles commencèrent dès 1989, lorsque le jour se
fit entre les pierres chancelantes du mur de Berlin. De toutes
façons, personne n’avait aimé les années 80, entre apologie du
fric et renoncements politiques, on avait hâte d’en finir. Même
la musique était pourrie dans les années 80. Dans tous ces
domaines, on n’avait pourtant encore rien vu.
Dire qu'on était pleins d'espoirs au début de la décennie serait exagéré. Mylène Farmer nous l'avait susurré, nous étions dès le départ une "génération désenchantée". Et Niagara qui avait tout vu dans sa télé avait bien averti que "le pire est à craindre pour demain" (surtout les chorégraphies qui font peur).
Mais tout de même, quand le « bloc
de l’est » s’est fissuré avant de se disloquer complètement, tout le monde était content. Surtout nous, à
gauche. Les pays de l’est allaient enfin respirer l’air de la liberté tout en profitant de
leurs acquits sociaux.
Il y aurait peut-être
une ouverture à l’économie de marché, mais ils n’allaient
quand même pas brader toute leur industrie, leur protection sociale,
la sécurité de l’emploi... Si, ils allaient brader tout ça ?
Ah bon.
Peu après, la guerre est arrivée.
L’heure était grave, il s’agissait de vaincre la 4e
armée du monde, commandée par un « nouvel Hitler » qui
voulait envahir l’univers entier. Il avait modestement commencé par le Koweït.
On entendait parler des
pacifistes, qui avaient sorti un nouveau canard marrant, « la
Grosse Bertha ». Ils avaient l’air sympa, mais ils semblaient
ne pas bien saisir l’étendue du danger qui nous menaçait. Ils
regardaient pas la télé ou quoi ?
Quand l’armée
victorieuse, qui en un éclair avait laissé derrière elle un pays
en ruine, a défilé sur Broadway, avec des feux d’artifice qui
reproduisaient l’interception des missiles Scud par les
anti-missiles Patriot, dans une débauche indécente de confettis, on
s’est dit qu’il y avait quand même quelque chose qui clochait.
Ensuite la Grosse Bertha est devenue Charlie Hebdo, et s'est mis à défendre toutes les guerres de l'OTAN.
Dans les années 90, le
rock était revenu comme une grosse baffe dans la gueule de la dance
music. Fusion, grunge, indé et métal hurlant.
Her we are now,
entertain us ! Nirvana explosait tout sur son passage, les
Red Hot Chili Peppers réconciliaient basse sautillante et guitare
hurlante, le grand cirque de la Mano Negra nous plongeait suants dans
l’enfer de Patchanka. On ne savait pas ce que signifiait
« Tostaki », mais on gueulait ce mot en brandissant le
poing, avec Bertrand Cantat et son Noir Désir de rébellion
ésotérique.
Quand on était lycéen, on écoutait le soir Maurice brailler au
micro de Skyrock qui ne passait pas encore du rap : « Qui
va là j’te prie ? ». Le Doc donnait ses conseils de
contraception dans Lovin’fun l’après midi sur Fun radio et
passait du hard rock tard le soir.
Un jour Kurt Cobain
s’est fait sauter le caisson, on a entendu ça à la radio et on
s’est précipité sur le journal télévisé de 20H pour en savoir
plus. On s’est étonné que l’info ne fasse pas la une, puis on a
commencé à se demander si on n’avait pas rêvé quand l’info
est enfin arrivée, sous forme de brève juste avant la météo. All apologies...
Peu à peu, l’indé
est devenue chiante, la fusion s’est diluée, et la techno
boum-boum est bientôt venue rythmer, façon militaire, les nuits
d’une jeunesse qui ne voulait plus penser à rien.
Dans les années 90, on manifestait pas mal. Aussi bien contre la loi Jospin de 1990 que contre le SMIC-jeunes de Balladur en 94, notez bien, pour pas faire de jaloux. Ces andouilles de la droite avaient d'ailleurs appelé leur contrat au rabais le "CIP", ce qui nous permettait de gueuler "Balladur retire ton CIP !". Bah, on était jeunes, on rigolait.
Puis comme des cons, on a fait notre mai 68 en plein hiver. En décembre 95, tout était bloqué, grève des cheminots et tout le bazar. On allait à pieds dans la neige à la fac juste pour refaire le monde dans les AG. L'impression que quelque chose de fort se passait, mais sans aucune perspective pour aller plus loin.
Dans les années 90, le
parti socialiste avait disparu. Englué dans le centrisme de la fin
des années Mitterrand, il s’était tout simplement évaporé aux
législatives de 1993. Le chef du parti radical de gauche faisait
savoir très sérieusement son intention de devenir le nouveau grand
parti de la gauche. Les Guignols de l’info ironisaient sur le
« groupuscule PS ».
On avait vu des vieux
militants de toujours voter ailleurs, Verts ou autre. Puis en voyant
le désastre, certains ont eu pitié et ils se sont remis à voter
PS. Personne ne l’a jamais su, car ce n’est pas une catégorie
prévue dans les enquêtes d’opinion, mais je vous assure que j’ai
vu des gens voter pour le PS par pitié.
Par pitié et surtout
par défaut. La présence de Jospin au 2e tour des
présidentielles de 1995 était un miracle. Le retour de du PS
aux affaires en 1997, 4 ans seulement après une défaite historique,
était tout bonnement surréaliste. On n’aurait plus affaire
désormais qu’à un fantôme de PS, qui ne s’excuserait même
plus de mener une politique de droite à base de privatisations.
Dans les années 90, le nouvel ordre mondial
s’organisait. La résistance aussi. Une andouille avait prophétisé "la fin de l'Histoire", avec la victoire universelle de la démocratie libérale et la paix dans le monde. D'autres fabriquaient la mondialisation en créant un grand marché mondial sans frontières. Ils disaient que c'était un mouvement naturel, qu'on ne pouvait pas s'y opposer.
Mais ça commençait à se voir, qu'ils se foutaient de notre gueule. La guerre partout, les inégalités qui se creusaient, le chômage qui n'en finissait pas, la précarité qui nous attendait à coup sûr, les services publics bradés, la protection sociale remise en cause. Nos études qui ne servaient plus à rien.
A Seattle, à Prague, à
Gênes, partout où ils se rassemblaient nous leur faisions face.
A Prague, les locaux ne
comprenaient pas pourquoi la jeunesse occidentale venait chanter
l’Internationale sous leurs fenêtres. On avait laissé le vieux
château aux touristes pour aller assiéger, en trois cortèges, la
nouvelle forteresse qu’ils avaient érigée au sud de la ville,
rêvant d’une moderne défenestration. Les pavés et les coctails
molotov volaient dru, des tambours rythmaient la bataille comme au
temps de la guerre en dentelle.
« Il leur manque
juste la masse critique », aurait commenté froidement un
diplomate regardant par la fenêtre. Ne parvenant à franchir les
barrages, la manif s’était dispersée dans la banlieue, égarée
par des rumeurs contradictoires. Des bandes fascistes s’étaient
mêlées au cortège, on ne savait pas si c’était pour en découdre
avec les gauchistes ou avec les flics.
Tout désenchantés que
nous étions, il faut nous reconnaître le mérite de nous être
quand même battus, au moins pour l’honneur.
A Gênes ils ont sifflé la fin de la récréation. Ils ont tué Carlo Giuliani, et ils en ont arrêté d'autres, qui en paient encore le prix. Après ça, ils ont
tenu leurs réunions dans des lieux inaccessibles. C’était au
moins une petite victoire, de les avoir obligés à se cacher.
Les années 90 se
terminèrent brutalement, peu après la mort de Carlo, un certain 11 septembre 2001. La fable de la fin de l'Histoire n'avait pas vraiment pris, alors ils se sont mis à nous raconter une autre histoire : la guerre des civilisations. Qui ne marche pas avec nous est contre nous. Peur, sécuritarisme à outrance, Etat policier, criminalisation des mouvements sociaux : la contestation était mâtée pour un temps.
Il appartiendra à la génération suivante de raconter les années 2000. On a loupé les années 2000, parce qu’on
était devenu ce qu’il est convenu d’appeler des adultes : le
boulot, les mômes, la tête dans le guidon.
Quand on a relevé la
tête, on a regardé à droite, à gauche. Oh bordel, c'est Mylène qui avait vu juste : tout n’était que chaos.
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